Patrice Douret : « La vague ne faiblit pas ».
Début septembre, il appelait à la mobilisation. À l’heure où les Restos lancent leur 39e campagne, leur président bénévole fait le point sur la situation.
Crédit photo : Les Restos du Coeur
Pour retrouver l’interview complète : vf-itw-patrice-douret-39eme-campagne
Quelle est la situation des Restos, au moment du lancement de cette 39e campagne ?
Elle est dans le prolongement de ce sur quoi nous alertons vigoureusement depuis plusieurs mois. Nous avons, en 2022/2023 (au 30 avril), distribué 171 millions de repas, soit près de 30 millions supplémentaires, et accueilli 1,3 million de personnes, soit 200 000 de plus que l’an dernier. C’est l’équivalent d’une grande ville.
Qui sont ces nouveaux arrivants ?
L’augmentation est uniforme sur toutes les catégories de publics, et c’est d’ailleurs inquiétant. Nous avons en volume plus de retraités, de familles monoparentales, d’étudiants, de personnes sans emploi et de travailleurs qui disposent d’un logement et/ou d’une situation familiale stable, mais dont le salaire ne permet plus de boucler les fins de mois. Nous sommes également extrêmement frappés par la précarité des jeunes. Près de la moitié des personnes accueillies a moins de 25 ans. Nous comptons 39 % de mineurs, et à l’intérieur de cette classe d’âge, nous avons enregistré en quelques mois une hausse de 15 % des enfants de 0 à 3 ans, soit 126 000 bébés. Si nous ne travaillons pas d’arrache-pied sur cette précarité infantile, ce seront les précaires de demain.
Comment mesurez-vous les effets de l’inflation sur ces publics ?
Tout d’abord, évidemment, par cet afflux massif à nos portes. Des gens qui s’en sortaient à peine ne s’en sortent plus. La récente étude de notre Observatoire indique que 60 % des familles vivent avec la moitié du seul de pauvreté, soit 551 euros. Aussi, 38 % de ces familles n’ont plus un euro disponible une fois le loyer et les charges locatives payées. Une autre de nos études montre qu’1 personne sur 5 venant aux Restos n’a pu faire qu’un seul repas la veille. Enfin, nous avons voulu mesurer l’impact de l’inflation en comparant deux périodes : mars-novembre 2021, et mars-novembre 2023. Le résultat est terrible : entre les deux périodes, les Restos ont distribué 47 % de repas en plus. Notre budget achats de marchandises a doublé en trois ans pour atteindre 107 millions d’euros sur le dernier exercice, et cette hausse s’est poursuivie ces derniers mois.
Y-a-t-il des territoires plus touchés que d’autres ?
Tous les départements connaissent une augmentation de plus de 15 à 20 % de personnes accueillies, et c’est un phénomène que l’on constate aussi bien dans les agglomérations que les zones périurbaines et rurales.
Vous avez annoncé au mois de septembre que vous alliez prendre des mesures pour refuser 150 000 personnes…
Tout d’abord, ce n’est pas nouveau. Nous avons toujours refusé des demandes. Il existe aux Restos, presque depuis notre création, des critères d’éligibilité à l’aide alimentaire. Face à cette situation intenable pour les Restos, aussi bien financièrement que pour nos équipes bénévoles sur-sollicitées, nous avons effectivement pris des mesures pour garantir la pérennité de notre aide. Nous avons réduit le montant du barème d’hiver, qui était déjà assez restrictif, et réduit la dotation en repas accordée. Les 150 000 personnes dont vous parlez correspondent aux 150 000 personnes qui entraient dans le barème de l’hiver dernier, mais qui ne rentreront plus dans celui du prochain. Ce chiffre est une fourchette basse, qui ne tient pas compte des personnes dont la situation aurait changé ou qui se présenteraient pour la première fois et pour lesquelles nous n’avons, par définition, aucune visibilité.
Comment ce barème est-il calculé et à combien s’élève-t-il alors pour cette campagne ?
Nous prenons en compte la principale dépense, à savoir le logement et les charges locatives, et la principale ressource, quand il y en a : salaire, RSA, allocation aux adultes handicapés… La différence entre dépenses et ressources détermine le reste à vivre de la famille. C’est le montant de ce reste à vivre qui doit être inférieur à notre barème, Nous ne donnons jamais son montant exact, car nous ne sommes pas une administration avec des grilles de cotation, et qu’une discussion est toujours engagée avec nos bénévoles pour identifier problèmes et solutions. Mais l’on peut dire que le barème d’été, qui reste donc en vigueur pour cette 39e campagne, est inférieur d’environ 30 % à celui d’hiver.
Vous avez en septembre également appelé à la mobilisation pour combler un déficit annuel de 35 millions. Il semble que vous ayez été entendus ?
Nous avions en effet alerté sur le fait que les digues étaient en train de lâcher, à cause de l’augmentation de nos chiffres de fréquentation et du coût de l’inflation sur nos propres achats de denrées alimentaires, et nous avons bien été entendus. A la fois par des entreprises, des donateur particuliers et par l’Etat. A ce jour, nous sommes proches des 35 millions de dons ou engagements fermes de dons. Les pouvoirs publics, après plusieurs discussions et efforts consentis, ont contribué à un peu plus de 10 millions à cette somme, en plus des crédits déjà comptabilisés dans notre budget avant notre appel du 3 septembre. Nous saluons également de nombreux dons en nature et tout récemment la décision de plusieurs grands acteurs agroalimentaires de renforcer leur soutien aux grands réseaux d’aide alimentaire à hauteur de 3 millions d’euros pour l’ensemble.
Est-ce que cela signifie que vous allez pouvoir relâcher les mesures de restriction annoncées ?
Non, pas encore, et ce pour trois raisons. La première, c’est que ces mesures ont été prises pour freiner la tendance, et qu’il ne serait pas responsable de les lever avant même que l’on puisse juger de leur effet, puisqu’elles s’appliquent à partir de maintenant. Ensuite parce ce que nous ne savons pas à ce jour si nous collecterons à la fin de l’année autant de dons que l’an passé, ou si les particuliers ont fait leur don par anticipation pour répondre à l’appel du 3 septembre. Enfin, parce que les 35 millions correspondaient au déficit prévisionnel calculé cet été et que, depuis les chiffres de fréquentation de nos lieux d’activité ont continué à augmenter et nous amènent plus d’incertitudes que de raisons d’être rassurés. Nous avons pour la première fois dépassé le million d’inscrits sur la seule campagne d’été, soit l’équivalent de la campagne d’hiver précédente, avec un barème plus restrictif. Ce qui est un bon indicateur de l’aggravation de la précarité. Malheureusement, donc, la vague ne faiblit pas.
Sur un plan purement comptable, nous voyons bien le nombre de personnes refusées à l’aide alimentaire augmenter par rapport à l’an dernier, ce qui montre que les mesures sont appliquées, mais aussi à cette date nous constatons qu’un plus grand nombre de personnes se présentent. Il faut prendre ces tendances avec précaution, la situation d’une grande partie des inscrits de l’hiver dernier n’ayant pas encore été examinée. Nous ne pouvons dire de manière fiable aujourd’hui si, à la fin de la campagne, nous aurons accueilli davantage ou moins de personnes précaires.
Comment ces refus sont-ils accueillis par les bénéficiaires ?
Ce qui nous remonte de nos centres, c’est une forme d’acceptation ou de résignation, voire de compréhension. Beaucoup nous disent qu’ils avaient entendu que la situation était difficile pour les Restos et qu’ils savaient que des choses allaient changer. D’autres, bien sûr, sont choqués, et se demandent comment ils vont faire. Il faut savoir que 50 % des gens que nous accueillons répondent aux trois quarts de leurs besoins grâce aux Restos, et même que 16 % d’entre eux dépendent exclusivement des produits que nous distribuons. Pour rappel, les Restos du Cœur représentent 35 % de l’aide alimentaire en France.
Et comment réagissent les bénévoles ?
Ils font preuve de la plus grande bienveillance qui soit, je ne cesserai jamais d’être admiratif de leur façon d’accueillir. C’est toujours difficile de dire non à quelqu’un qui a besoin de vous, et d’encaisser sa réaction. C’est encore plus difficile lorsque vous devez expliquer à cette personne qu’il était possible de l’accueillir il y a quelques mois, mais plus maintenant. Cette situation est vécue comme un crève- cœur par l’ensemble des 73 000 bénévoles. Mais ils mesurent aussi, au quotidien, sur le terrain, que nous ne sommes pas taillés pour absorber autant de besoins, d’autant qu’il est hors de question de réduire la qualité de ce que nous faisons, de ne plus avoir le temps de recevoir dignement les personnes qui viennent chez nous. C’est aussi pour éviter ça qu’on met les pieds sur le frein. Il n’est pas question de ne servir qu’à donner des produits alimentaires et quelques produits d’hygiène. Huit personnes sur dix déclarent en outre que leur venue aux Restos permet de lutter contre l’isolement et de nouer de nouveaux contacts. Ensuite, il faut absolument souligner que nous continuons à proposer tout un panel d’activités d’aides à la personne, y compris à celles refusées à l’aide alimentaire. Nous jouons un rôle majeur dans le processus de sortie de la précarité. Par exemple, plus de la moitié des personnes qui sortent de nos chantiers d’insertion accèdent à un emploi ou à une formation.
Craignez-vous que les personnes refusées à l’aide alimentaire viennent grossir les rangs des gens de la rue que vous accueillez ?
Ce possible report nous inquiète, effectivement. On comptabilise plus de deux millions de contacts auprès des maraudes et Camions du Cœur. Au départ, cette aide était destinée essentiellement à des personnes sans abri, mais les équipes constatent aujourd’hui notamment une augmentation du public avec enfants, et des personnes qui ont parfois un logement, un emploi, ou qui vivent dans leur voiture…
D’autres associations ferment certains de leurs locaux ou demandent une participation. Pourquoi pas vous, si les Restos sont en crise ?
Notre choix – et c’était le choix de Coluche quand il a fondé les Restos du Cœur – est celui de la gratuité, et là encore il s’agit d’une valeur fondamentale. Nous n’allons pas demander mêmes quelques euros à des familles qui n’ont plus un euro en poche après avoir financé leur logement. A fortiori aux gens de la rue. Et puis ce ne sont pas les Restos mais la société qui est en crise ! Avec cette inflation d’une violence inouïe, la précarité gagne du terrain, la faim progresse. Ce n’est pas parce que quelques indicateurs sont au vert que la situation s’améliore. J’ai appelé très concrètement les pouvoirs publics à un plan d’urgence alimentaire. Pourquoi ? Parce que toutes les crises que nous traversons – crise sanitaire, crise inflationniste – ont eu et ont un impact fort sur l’accès à l’alimentation des plus précaires, et à travers cela tout l’accompagnement que nous portons. Il faut en prendre la mesure. Aujourd’hui, nous considérons, comme nos amis des Banques alimentaires, qu’il faudrait porter le budget dédié aux associations d’aide alimentaire à 200 millions d’euros, contre autour de 150 aujourd’hui, pour leur permettre de sécuriser leur action et d’agir encore plus sur la qualité alimentaire. Les pouvoirs publics doivent sauver les associations de solidarité qui sont en difficulté, mais bien sûr s’attaquer au mal à la racine. La pauvreté doit être au cœur de toutes les décisions.
Quel qu’en soit le prix pour le contribuable ?
Contrairement aux idées reçues, l’aide alimentaire ne constitue pas un « coût » exorbitant pour l’Etat. Une étude menée récemment par notre Observatoire montre que grâce à la confiance et à la générosité de nos concitoyens, les Restos démultiplient l’efficacité du financement public à travers le déploiement de quatre fois plus de moyens sur le terrain. Autrement dit, si on tient compte de la défiscalisation, de l’action des 73 000 bénévoles, des mises à dispositions de locaux, etc… pour un euro d’argent public investi, c’est quatre euros déployés par les Restos du Cœur pour leurs missions, des missions essentielles à la cohésion sociale du pays. Bref, Si l’Etat voulait faire ce que nous faisons, cela lui coûterait quatre fois plus cher.
Que demandez-vous d’autre au gouvernement ?
Il est essentiel pour nous que le gouvernement encourage de façon forte et déterminée la générosité et l’engagement. C’est pourquoi nous demandons la pérennisation du plafond à 1 000 euros de la loi Coluche, qui a largement démontré son efficacité, ainsi que la mise en place d’un crédit d’impôts pour les abandons de frais des bénévoles, eux aussi touchés par l’inflation. L’ ensemble du monde associatif réclame cette dernière mesure.
Que pensez-vous de la suppression par un vote du Sénat de l’aide médicale de l’Etat (AME) pour les personnes sans papiers ?
Entraver l’accès aux soins pour les plus démunis, quels que soient leur parcours, leur origine, est pour nous totalement contraire au principe d’accueil inconditionnel qui fonde notre association. Les parlementaires et le gouvernement doivent se ressaisir.
Et du conditionnement du RSA à une action de bénévolat ?
Reposons les termes du débat : est- ce qu’une activité comme le bénévolat pour les personnes au RSA facilite l’insertion et permet à des personnes éloignées de l’emploi de reprendre confiance ? Oui, sans hésitation, et ce n’est pas un hasard si 15 % des bénévoles aux Restos sont aussi des personnes accueillies ! Cela fait pleinement partie de nos missions sociales. Ce que nous rejetons en revanche, c’est l’obligation d’activité, car du bénévolat obligatoire n’est plus du bénévolat, et surtout parce que toute obligation aboutit toujours à la même chose : fragiliser ceux qui sont les plus exclus.